5 questions à Jacques Tardif sur l’approche par compétences

Dans le cadre de la Conférence « Les compétences, un moyen de repenser les apprentissages ? », Jacques TARDIF s’est prêté au jeu de l’interview.

Les 5 questions posées :

  • En quoi consiste l’approche par compétences, et qu’est-ce qui la différencie des méthodes habituelles d’élaboration de programmes ?
  • Quelles seraient les 3 ou 4 raisons majeures pour lesquelles s’engager dans la conception de programmes axés sur le développement des compétences ?
  • Comment s’organise dans le temps la conception ou la révision d’un programme selon une approche par compétences ? Quelles sont les étapes de la démarche ?
  • Faut-il associer les entreprises au processus ? Quand et comment le faire ?
  • Comment adapter cette démarche pour des formations déjà en place ?

Jacques Tardif, psychologue de l’éducation, est professeur émérite de l’Université de Sherbrooke (Québec, Canada), Faculté d’éducation. Il a accompagné de nombreuses universités, à l’international et en France, dans la conception, la mise en œuvre et l’évaluation de programmes axés sur le développement de compétences.

Il a été sollicité par l’université de Lorraine pour apporter son expertise dans le cadre des travaux engagés par l’UL sur l’approche par compétences. Il est ainsi intervenu le 17-11 auprès de quatre équipes pédagogiques de licence qui travaillent à la redéfinition de leur programme selon l’APC ; il a rencontré le 18-11 le groupe de travail APC de l’UL, et a donné le 19-11 une conférence « Les compétences, un moyen de repenser les apprentissages ? ».

 

Les étudiants d’aujourd’hui : quels changements dans l’enseignement ?

Se questionner sur l’apprentissage des étudiants, les freins à la réussite et les facteurs d’intégration à l’Université de Lorraine.

Cédric SANLIS, chargé d’études Qualité- formation à la DAPEC (Délégation d’Aide au Pilotage et à la Qualité) de l’Université de Lorraine, brosse le portrait des étudiants de l’UL : 53000 étudiants (deuxième université de France en terme d’effectifs), 72% des étudiants de l’académie y sont accueilli, le recrutement est majoritairement régional en licence et en DUT à la différence des écoles d’ingénieurs…
Il a souligné en particulier les indicateurs qui ont un impact sur la réussite étudiante : l’héritage scolaire (âge d’obtention du bac et type de bac), l’héritage social (CSP des parents), autres indicateurs (fréquentation des BU, tenue d’un agenda, …)

Laurent ARER, inspecteur pédagogique régional en sciences physiques, insiste sur les compétences développées dans le secondaire : en particulier la démarche expérimentale et la démarche de projets. Moins de temps est consacré à l’acquisition de connaissances, les élèves travaillent plutôt à la résolution de problèmes.

Eliane PEDON, inspecteur pédagogique régional en lettres, souligne que les étudiants arrivent à l’université en ayant au moins étudié 56 œuvres littéraires au cours de leurs cursus scolaires.
Elle relève le changement de posture nécessaire pour les enseignants qui passent de la transmission de connaissances à la construction des savoirs, ce qui demande une maitrise de la discipline et une certaine maturité. Elle souligne également que dans le domaine de l’écriture, l’excès de consignes limite l’expression personnelle, ce qui l’amène à noter que l’enseignement ne laisse pas suffisamment de place au plaisir. Le travail reste très solitaire, le travail collaboratif n’est pas encore très développé.

Pascale STERDYNIAK, psychologue clinicienne au Centre Universitaire de Médecine Préventive et de Promotion de la Santé a surtout souligné l’entrée à l’université comme un moment de passage. L’histoire de vie, les liens familiaux, les projections parentales influencent la manière dont les jeunes vivent ce passage. Ce moment particulier de vie peut être générateur d’un mal-être  et réveiller un sentiment d’insécurité. Elle balaye les différentes problématiques évoquées par les étudiants lors de ses consultations :

  • l’éloignement géographique qui peut entraîner une perte de repères,
  • les nouvelles expériences de socialisation,
  • la rencontre avec les produits psychotropes,
  • le début de l’indépendance mais la dépendance financière avec les parents,
  • les remaniements affectifs, le début de la vie amoureuse et sexuelle,
  • le manque de confiance en soi et d’estime de soi qui peut être un facteur d’échec aux examens.

Christine DERONNE, directrice du pôle Pratiques et ingénierie de la Formation à l’ESPÉ de Lorraine, évoque les facteurs influençant la façon d’apprendre des étudiants d’aujourd’hui :

  • les évolutions sociétales qui parcourent le champ du travail et modifient la notion de métier donnant moins de visibilité aux étudiants sur leur avenir professionnel,
  • les évolutions technologiques qui donnent un accès rapide et facile à l’information, mais ne favorisent pas l’appropriation des connaissances, la capacité à transférer et à reformuler dans d’autres contextes,
  • l’absence de sens donné aux apprentissages, qui ne permet pas toujours aux étudiants d’avoir une vision complète de l’offre de formation et qui ne leur permet pas toujours de comprendre l’intérêt des UE.

Enfin, elle souligne que les étudiants qui réussissent le mieux sont ceux qui sont capables de réfléchir à leurs stratégies d’apprentissage (planification, maîtrise de la temporalité)

Les participants ont ensuite pu s’exprimer sur ces différents points.

La classe inversée, une pratique en développement à l’Université de Lorraine

L’université de Lorraine n’est pas en reste sur cette pratique. En effet, de nombreux enseignants de différentes disciplines l’expérimentent et quelques-uns ont accepté de nous livrer leurs témoignages à travers des interviews-vidéos.
Ils sont issus de différents domaines : langue, biologie, mécanique, mathématiques, et enseignent dans différentes composantes.

Nous les avons interrogés sur ce qui les a conduits à introduire cette pratique dans leurs enseignements ; Comment la mettent-ils en œuvre concrètement ? Quels sont les changements produits pour l’enseignant, pour l’étudiant et dans la relation pédagogique ? Quelles sont les difficultés rencontrées ?

Les enseignants interviewés sont dans un questionnement réflexif. Ils s’interrogent sur leurs pratiques pédagogiques dites « transmissives » et constatent une certaine passivité chez les étudiants dans les cours en amphithéâtre comme en témoigne Thierry Nowak, enseignant à l’ENIM,  « le temps ils sont là [en présence], ils ne sont pas vraiment là, avec l’enseignant qui s’est déplacé lui aussi ». Ce constat est un facteur motivationnel pour expérimenter d’autres pratiques pédagogiques mais pas le seul. La classe inversée permet également, pour certains, de s’adapter à l’hétérogénéité du niveau des étudiants et pour d’autres, de faire face à la réduction du nombre d’heures en présentiel.

Dans tous les cas, ils sont unanimes sur leur souhait de faire du temps présentiel un moment de rencontre plus intense favorisant les échanges et permettant aux étudiants de bénéficier d’un soutien plus individualisé.

Pour Sébastien Allain, par exemple, enseignant à l’École des Mines de Nancy, cette pratique lui offre la possibilité de « mieux repérer les lacunes en temps réel ».

Marie Christine Trouy, enseignante à l’ENSTIB à Epinal, souligne que la classe inversée est une occasion donnée aux étudiants de mémoriser à leur propre rythme. Cette idée est reprise par Achille Authier, étudiant, qui confirme que l’accès aux ressources en amont permet à chaque élève de passer plus ou moins de temps sur les concepts présentés en fonction de son niveau de compréhension.

Sébastien Allain, quant à lui, met l’accent sur le fait que la classe inversée facilite un apprentissage « en profondeur et qui reste gravé ». Ce point est également évoqué par Achille Authier, étudiant, qui l’exprime en ces termes « les connaissances sont ancrées plus profondément, l’apprentissage n’est plus seulement centré sur la préparation de l’examen ». Alexi Perrino, son collègue, nous parle également de « la régularité dans le travail avec une planification précise des activités ».

Un des bénéfices mis au profit de la classe inversée, souligné par Aurélie Pirat, enseignante d’Espagnol à l’IUT de Metz, est celui de l’implication plus grande des étudiants dans l’apprentissage. Marc Deneire et Corinne Landure, tous deux enseignants en Anglais, évoquent la dimension socioconstructiviste [1] vers laquelle tend la classe inversée. Elle est illustrée par Alexi Perrino qui présente la stratégie développée par les étudiants pour regarder et discuter ensemble des vidéos mises en ligne par l’enseignant. Tous s’accordent sur la plus grande interactivité permise par la mise en place de la classe inversée et la relation enseignant/étudiant plus proche. Plus accessible, l’enseignant incite les étudiants à participer activement et à poser des questions. (Aurelie Pirat et Alexis Perrino).

Comme vous l’aurez compris, la classe inversée induit pour l’enseignant, un changement de posture. L’enseignant devient « un guide, un accompagnateur » (Corine Landure). Ne pouvant pas anticiper les questions et réactions des étudiants, il prend plus de risques, il est plus dans l’improvisation, mais en contrepartie lenseignement est plus « vivant » (Corinne Landure, Marie-Christine Trouy). Cette pratique replace la relation humaine au cœur du métier et le plaisir d’enseigner est renforcé (Marie-Christine Trouy, Thierry Nowak)

Lors de ces interviews, les enseignants nous ont également fait part de leurs questionnements (comment inciter les étudiants à réaliser davantage les activités proposées en amont), de leur investissement (l’aspect chronophage, en particulier, le temps important nécessaire à l’élaboration pédagogique en amont), de leur volonté (par cette pratique, « d’encourager et de contraindre à travailler » -Thierry Nowak) et de leur constat (d’un changement culturel nécessaire pour rendre les étudiants plus actifs – Marc Deneire).

[1] en référence aux travaux de Lev Vigotsky

Sébastien Allain – Professeur à l’Ecole Nationale Supérieure des Mines de Nancy

Thierry Verdel – Professeur à l’Ecole Nationale Supérieure des Mines de Nancy

Alexi Perrino – Etudiant à l’ENIM (Ecole Nationale d’Ingénieurs de Metz)

Achille Authier – Etudiant à l’ENIM (Ecole Nationale d’Ingénieurs de Metz)

Thierry Nowak – Enseignant à l’ENIM (Ecole Nationale d’Ingénieurs de Metz)

Corinne Landure – Enseignante à l’IUT Epinal – Hubert Curien

Marie-Christine Trouy – Maître de Conférences à l’ENSTIB (Ecole Nationale Supérieure des Technologies et Industries du Bois)

Marc Deneire – Maître de Conférences à ERUDI (Etudes et Ressources Universitaires à Distance)

Le plateau, un lieu pour réinventer les pratiques pédagogiques

Samuel Nowakowski, maître de conférences au Laboratoire lorrain de recherche en informatique et ses applications, nous accueille dans la salle J009 qui vient d’être équipée pour favoriser l’émergence de nouvelles pratiques pédagogiques et de travail : « cette salle est l’aboutissement du projet  Plateau, en référence aux plateaux de Gilles Deleuze : ces espaces rhizomatiques qui laissent émerger toute configuration ».

Sur le Plateau, à proximité d’un tableau blanc interactif, on retrouve les  mêmes « node » mobiles que ceux de la salle A123 qui accueillera un atelier sur la mutation des espaces pédagogiques le 10 juin prochain. Un peu plus loin, plusieurs sièges sont disposés autour d’un comptoir au bout duquel deux grands écrans permettront de tenir des réunions en visioconférence, c’est le « mediascape ». Tout autour, les murs sont recouverts d’une peinture sur laquelle on peut écrire avec des marqueurs pour tableaux. Pour Samuel Nowakowski, « cette salle est un outil », charge à chacun de se l’approprier et d’en imaginer les usages.

Imaginer le campus du futur

Ces aménagements sont un pas de plus dans le projet du collégium lettres et sciences humaines : repenser les pratiques pédagogiques et imaginer le campus du futur. « Il ne s’agit pas d’équiper chaque salle de cette manière, mais d’offrir un lieu qui invite à collaborer autrement » explique Samuel Nowakowski, « ici, les usages peuvent s’articuler autour de l’outil et inspirer de nouvelles pratiques pédagogiques que l’on pourra mobiliser ailleurs ».

Au travers de ces aménagements expérimentaux (soutenus par l’université et la Région Lorraine), il s’agit aussi de démontrer les bienfaits d’une salle de classe que l’on peut s’approprier. Avec le cours expérimental ELIE, les étudiants ont pris conscience du bien-être auquel contribue un tel lieu : « certains m’ont écrit spontanément pour me remercier et me dire que ce cours leur avait fait redécouvrir l’université sous un jour plus positif » témoigne Samuel Nowakowski.

« En instaurant une salle qui ne soit plus étanche, on s’en libère et on favorise l’extension du cours autour d’elle dans le temps et dans l’espace. La salle devient un lieu de ralliement, dans lequel l’étudiant se sent à la fois plus libre et plus responsable ».

Convaincu de l’intérêt à multiplier les expériences et à les partager, Samuel Nowakowski expose ses observations et ses conclusions sur son carnet de recherches.